Le bonheur au travail est-il possible ?

"Aujourd'hui, RH ça veut dire Rendre Heureux". Ces mots résument à eux seuls la philosophie du bonheur de Jean-François Thiriet, auteur du livre J'ai décidé d'être heureux au travail dont la seconde édition est parue en février 2016 aux éditions GERESO. Consultant passionné par la psychologie positive, il accompagne les organisations depuis dix ans pour les aider à développer le bonheur au travail. Mais justement, quels sont les déterminants qui rendent un salarié heureux ?

Cet article a été publié il y a 8 ans, 1 mois.
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Le bonheur au travail, un challenge à relever

Bonjour Jean-François, l’idée d’être heureux motive sans doute chacun de nous. Comment en êtes-vous arrivé à la placer au cœur de votre métier ?

Bonjour, l’histoire a commencé dès mon enfance. Je suis né dans une famille très joyeuse avec le sentiment d’être le vilain petit canard car tout me semblait plus compliqué pour moi que pour mes frères et sœurs ou mes parents. Je me posais beaucoup plus de questions que les autres ! A l’adolescence, j’ai commencé à lire Freud pendant que mes amis allaient jouer au babyfoot et j’ai voulu devenir psychologue pour comprendre ce qui se passait chez moi.

J’ai commencé des études de psycho qui m’ont en réalité profondément ennuyé ! On y parlait de statistiques, d’études… J’étais passionné par le monde intérieur mais je ne venais pas pour « théoriser », je venais pour « pratiquer ».

J’ai cherché un métier plus concret, je suis alors devenu infirmier… et j’ai réalisé que l’on était en train de me former pour soigner la maladie des gens mais pas pour prendre soin de leur santé.

Cette prise de conscience a-t-elle été déterminante ?

Oui, car j’ai réalisé que je me battais contre quelque chose sur lequel je n’avais pas vraiment de prise. J’avais envie de sauver le monde, de soulager la souffrance autour de moi. Et en même temps, j’avais le sentiment de lutter contre des moulins à vent car je ne peux pas empêcher les gens d’être malheureux si des événements de leur vie les affectent. En revanche, je peux leur apprendre à développer les capacités pour faire face aux évènements difficiles d’un côté et s’épanouir de l’autre. La souffrance s’abat sur nous alors que le bonheur, on le crée !

Pour prendre une comparaison, s’il pleut toute la journée, je ne peux pas empêcher la pluie de tomber… donc soit je me plains d’un phénomène sur lequel je n’ai aucune prise, soit je mets un imperméable !

J’ai donc quitté le métier d’infirmier pour devenir consultant. Je me suis ensuite formé à la psychologie positive, une approche qui réoriente totalement mon travail : avant, je me rendais dans les entreprises pour voir ce qui n’allait pas et essayer de le changer ; aujourd’hui, je cherche surtout à identifier ce qui va bien et à le développer pour aider les gens et les organisations à donner le meilleur d’eux-mêmes.

N’est-ce pas perçu par certains comme une façon d’éluder les problèmes ?

Si, bien sûr. Nous vivons dans une société où il est fréquent de penser qu’il n’y a qu’une seule cause à un problème et que si on en trouve la cause, on va résoudre le problème. En réalité, ce n’est pas le cas : un problème n’a jamais une cause unique et même lorsque l’on comprend où il prend sa source, ça ne suffit pas à apporter une solution.

La psychologie positive ne consiste pas à nier la souffrance mais plutôt à considérer que face à la souffrance, on peut aussi devenir responsable de son bonheur.

Le bonheur nécessite donc un effort ?

Il existe chez l’Homme un biais négatif : nous sommes programmés biologiquement pour faire attention à tout ce qui pourrait nous menacer. Nous avons donc tendance à être plus attentifs à ce qui va mal qu’à ce qui va bien. Les comportements négatifs, par exemple, ont tendance à nous marquer davantage (la personne qui ne vous a pas tenu la porte, celle qui a été agressive, etc).

On le constate aussi dans les médias : ils ont tendance à insister davantage sur le négatif. Par exemple, on vous parle de l’augmentation du nombre de tués sur les routes ; c’est une réalité mais elle ne doit pas faire oublier qu’il y a aussi des millions de bons conducteurs. Il y a quelques années, Canal+ avait essayé de lancer un « Journal des Bonnes Nouvelles », ça n’avait pas marché. On retrouve aujourd’hui ce concept sur le web, avec des sites qui prennent le contrepied des grands médias.

Nous avons cet « héritage Cro-Magnon » qui nous oriente vers ce qui va mal et si on ne le contrebalance pas par un entraînement volontaire de notre capacité à savourer la vie, on peut vite être emporté par ces tendances primitives et avoir une vision du monde qui est elle-même biaisée. Même si ce n’est pas l’image que l’on en a, le bonheur demande un réel effort.

C’est la proposition de mon livre, « J’ai décidé d’être heureux au travail » : devenir responsable de 40% de son bonheur. C’est l’idée d’un bonheur mature, dont nous pouvons être acteurs, loin de l’image facile de la « pilule du bonheur ».

Vous évoquez une vision du monde biaisée, quel impact a-t-elle sur nos comportements ?

Si l’on s’appuie pour percevoir le monde sur ce biais négatif que j’évoquais, on va avoir tendance à se focaliser sur ce qui est menaçant… et légitimement, on se montrera donc méfiants, sur nos gardes, au lieu de percevoir les choses de façon plus ouverte et constructive.

Dans les pays anglo-saxons, la notion de bonheur (« happiness ») apparaît régulièrement dans les intitulés de postes : on parle de Customer Happiness Manager, de Chief Happiness Officer. Ca semble moins fréquent dans nos régions. Le bonheur au travail est-il considéré comme une préoccupation futile ou secondaire ?

Je pense surtout que les entreprises en ont souvent une approche strictement hédoniste, qui consiste à considérer que le bonheur est synonyme de plaisir. Or, c’est une grande erreur de les assimiler car le plaisir a une durée de vie assez limitée. Regardez par exemple quand vous achetez quelque chose qui vous fait envie depuis longtemps. L’achat vous procure un sentiment immédiat de plaisir mais au bout de quelques semaines ou quelques mois, ce plaisir s’estompe.

D’autre part, pour conserver la même quantité de plaisir dans le temps, on devient de plus en plus exigeant. Quand j’étais infirmier, j’ai été témoin du même phénomène avec des patients souffrant d’une addiction : elle leur procurait un plaisir immédiat mais au fil du temps, ils avaient besoin de doses sans cesse plus importantes pour garder le même niveau de plaisir.

Transposé dans le monde de l’entreprise, cela vous donne souvent des RH désespérées car elles ont l’impression d’en faire beaucoup, de créer énormément d’initiatives au profit des salariés sans que les gens soient pour autant plus heureux au travail. Même chose lorsque l’on attribue à quelqu’un une augmentation, les études montrent qu’elle motive le salarié pendant seulement deux ou trois mois.

D’où l’idée que « l’argent ne fait pas le bonheur » ?

L’argent procure du plaisir… mais comme tout plaisir, il est limité dans le temps. L’argent contribue au bonheur jusqu’à un certain seuil qui varie d’un pays à l’autre car il procure une sécurité et une satisfaction des besoins de base. Mais être très riche ne rend pas plus heureux.

Les études réalisées auprès des gagnants du Loto montrent qu’ils sont effectivement plus heureux au moment où ils gagnent… mais qu’un an et demi plus tard, ils reviennent à leur niveau de bonheur de départ. On parle d’adaptation hédonique : notre cerveau s’adapte au plaisir.

Si le plaisir ne suffit pas au bonheur, que faut-il d’autre ?

Il faut aussi prendre en compte deux autres dimensions : le sens de la vie (l’eudémonisme) et la direction dans la vie : où va-t-on et pourquoi y va-t-on ? Quel sens donne-t-on à son travail ?

Le mouvement des entreprises libérées s’inscrit dans cette réflexion sur le sens du travail : c’est donner aux salariés la possibilité de contribuer à une « œuvre collective ». On met alors en avant des valeurs de fond, le « pourquoi on fait ce qu’on fait ». Ce ne sont plus seulement les salariés qui sont au service de leur entreprise mais aussi l’entreprise qui se met au service de la croissance et de l’épanouissement de ses salariés.

Ce mouvement en est encore à ses débuts mais il propose une autre vision de la gouvernance. Dans son livre Reinventing organizations, Frédéric Laloux explique que ces structures non hiérarchiques permettent aux gens d’être plus eux-mêmes, sans porter le masque qu’ils revêtent habituellement au travail.

La crainte de nombreux dirigeants face à un tel système est celle de la perte de contrôle…

C’est encore une fois un héritage de notre « cerveau Cro-Magnon » : notre biais négatif peut nous donner une vision de l’entreprise où nous prêtons plus attention aux éléments perturbateurs qu’à ce qui fonctionne bien. Comme l’a dit Jean-François Zobrist, le contrôle a été mis en place pour les 3% de gens qui dérangent les 97% restants !

Quand un problème se produit, on a tendance à se reverrouiller dans d’anciens comportements comme le contrôle. En réalité, le rôle du dirigeant est de rester garant du cadre au sein de l’entreprise, et de laisser ceux qui savent faire leur métier le faire. L’accepter est un véritable exercice de lâcher-prise !

Dans une entreprise traditionnelle, quel rôle peuvent jouer les RH pour favoriser le bonheur au travail ?

Je crois qu’une approche efficace du bonheur au travail se joue à plusieurs niveaux :

  • L’organisation doit réfléchir à sa vision et à sa raison d’être. Beaucoup d’entreprises avancent en se fixant des objectifs (un certain chiffre d’affaires par exemple) mais sans se demander pourquoi elles sont là. La manière dont une organisation réfléchit à sa propre raison d’être influence aussi sa perception du marché : si votre objectif est d’apporter une bonne qualité de soin à vos patients pour qu’ils soient les plus autonomes possibles, les autres sociétés qui font la même chose vous apparaissent comme des alliées. Si votre objectif est d’augmenter le chiffre d’affaires, ces autres deviennent des concurrents car ils vous prennent des parts de marché. Il est donc important de se demander où l’on va vis-à-vis de nos clients et de nos salariés.
  • Au niveau managérial, on peut se poser cette question : comment créer dans les équipes une dynamique pour renforcer ce qui va bien ? Il faut apprendre à poser un regard appréciatif sur les gens et les situations, un regard qui s’intéresse davantage aux solutions qu’aux problèmes et qui donne une place à l’erreur.
  • Au niveau individuel, se former au bonheur au travail devrait être remboursé par la Sécurité Sociale ! Les gens heureux travaillent mieux, sont plus fidèles à l’entreprise, sont en meilleure santé, il n’y a que des bénéfices !

Quel genre d’initiative voyez-vous dans les entreprises autour de cette question du bonheur au travail ?

Certaines entreprises mettent en place des projets comme le LOL Project, qui consiste à fédérer les salariés autour du rire : on les photographie en train de rire puis l’on crée dans l’entreprise un mur de photos. On me demande aussi souvent des formations pour le bonheur des salariés. C’est surtout la vision du bonheur-plaisir qui est mise en œuvre aujourd’hui.

Des formations au bonheur ? Je ne résiste pas à la curiosité de vous demander ce que l’on y apprend !

On y apprend d’abord quels sont les axes du bonheur que j’ai évoqués (plaisir, sens et direction) et comment s’auto-évaluer. Je présente aussi 12 pratiques qui ont été validées scientifiquement pour développer jusqu’à 40% de bonheur en plus. Les stagiaires sont amenées à pratiquer ces outils lors des ateliers et chez eux. On évalue leur bonheur avant et après la formation ainsi que deux mois plus tard… et l’on constate qu’en moyenne, les salariés gagnent entre 8 et 22% de bonheur !

En vous écoutant, on a l’impression que le bonheur au travail est finalement une responsabilité collective ?

J’entends souvent lors de mes interventions « L’entreprise ne peut pas tout faire ! » et effectivement, le bonheur au travail est une co-création. De la même manière que l’entreprise s’intéresse à la satisfaction client, elle doit aussi apprendre à considérer ses salariés comme des clients internes, surtout à l’heure où l’on cherche de plus en plus à retenir les talents dans l’entreprise.

Par ailleurs, plus qu’une vision du travail, c’est une vision de l’Homme et comme le dit Jean-François Zobrist, « je crois en l’homme, j’ai confiance en lui ». On doit regarder l’autre avec bienveillance pour lui donner les moyens de s’épanouir et d’accomplir ce qu’il veut accomplir.

Pensez-vous que cette quête du bonheur ait un lien avec la progression du nombre de freelances ces dernières années ?

Certains annoncent la fin du salariat pour 2025 et je pense qu’il existe effectivement une tendance de fond où l’individu se responsabilise, devient de plus en plus capable et désireux de prendre en main sa vie, son activité, la manière dont il l’exerce… C’est une formidable opportunité de faire de son activité une source de valeur pour ses clients et une source d’épanouissement pour soi-même.

Pour autant, je pense que l’on peut avoir ce fonctionnement au sein d’une entreprise, avec des gens indépendants mais qui travaillent ensemble, une manière de concilier l’autonomie et les relations, qui sont si primordiales. L’équation gagnante, peut-être, du bonheur au travail ?

Merci à Jean-François Thiriet pour ce partage d’expérience, vous pouvez retrouver son livre « J’ai décidé d’être heureux au travail » sur La Librairie RH de GERESO.

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