Abandon de poste et présomption de démission : décryptage d’une inflexion notable du droit du travail

En matière d’abandon de poste, la « présomption de démission » est devenue la règle.

Tel est le principal enseignement d’une évolution qui vient s’opposer à des décennies durant lesquelles la jurisprudence allait systématiquement en sens contraire.

On assiste donc à une modification significative du droit du travail qui justifie que l’on en saisisse les fondements, que l’on comprenne le fonctionnement du nouveau mécanisme et que l’on indique ses potentiels effets pervers.

Abandon de poste et présomption de démission : décryptage d’une inflexion notable du droit du travail

I. La genèse d’une évolution notable du droit du travail

Toute réforme a ses raisons d’être.

Dans certains cas, les motivations sont maigres et ladite réforme est généralement de faible envergure.

Dans d’autres cas, plus rares, l’inspiration d’une modification du droit du travail est solidement étayée, vigoureusement débattue et défendue – parfois même idéologiquement fondée – et il convient alors de la comprendre pour décoder au mieux le nouveau paysage juridique qui en résulte.

En l’espèce, il est établi que cette réforme procède d’une volonté nette de briser une jurisprudence qui était considérée par certains comme trop favorable aux salariés.

Quelle était cette jurisprudence, appuyée par des textes ?

C’était très simple : il s’agissait de dire que la démission devait être une « manifestation de volonté explicite, claire et non équivoque ». En conséquence, elle ne se présumait pas.

Le cas de figure topique était celui du salarié de la grande distribution, ou bien de la restauration, ou bien encore des entreprises de nettoyage qui, du jour au lendemain, ne se présentait plus à son poste de travail, ne donnait pas de nouvelles… mais n’était pas démissionnaire pour autant… puisque, précisément, il ne formulait aucune volonté de démissionner du fait de son silence.

On remarquera – même si les statistiques font défaut sur ce point et que l’on est réduit à croire les promoteurs de ce changement – que trois types de situations revenaient le plus souvent :

  • soit cela affectait le fonctionnement d’une petite entreprise ;
  • soit il s’agissait d’un secteur « sous tension » du point de vue de l’emploi ;
  • soit cette configuration intervenait dans un domaine affecté par un « turn-over » élevé.

La combinaison des trois critères existait également (ex : restauration ou PME / TPE du bâtiment).

A contrario, les défenseurs de l’ancien système invoquaient :

  • la rareté statistique de ce type de situations, même si, prises individuellement, elles pouvaient apparaître choquantes ;
  • l’importance de ne pas sacrifier inutilement l’un des principes majeurs du droit du travail sur l’autel d’une idéologie libérale ou bien d’une stigmatisation excessive des personnes se livrant à ce que l’on a appelé par commodité de langage « l’auto-licenciement » ;
  • la complexité de certains cas de figure où le salarié ne donnant plus de nouvelles était tout simplement physiquement ou psychologiquement à bout, ou faisait face à une telle surcharge de travail qu’il ne trouvait plus en lui les ressources pour reprendre son poste, ou bien encore était engagé dans un bras de fer délicat avec sa hiérarchie car il souhaitait être licencié et l’employeur s’y refusait ;

Note bene :

La réaction classique au paragraphe qui précède serait de dire que l’arrêt-maladie permettait précisément au salarié épuisé et/ou souffrant de reprendre des forces, ménageant par là-même un temps de dialogue permettant d’aboutir à un compromis entre les parties, tel qu’une « rupture conventionnelle », par exemple.

La vérité oblige à dire que la réalité est plus complexe et qu’il existait des cas où le salarié ne voulait pas recourir à l’arrêt de travail, notamment les personnes désireuses de ne pas abuser des IJSS.

Par ailleurs – et c’est un motif d’étonnement car les raisons n’apparaissent pas clairement – l’on assiste à une décrue notable du nombre de « ruptures conventionnelles » (peut-être explicable par l’augmentation de leur coût), ce qui a mécaniquement accru le nombre de démissions et d’abandons de postes.

L’on peut aussi penser à un autre cas de figure : celui de l’employé – d’ordinaire assez jeune et peu au courant du droit du travail – qui exerce un métier pénible ou fatigant sur le plan physique (ex : livreur de courses dans la grande distribution) et qui décide purement et simplement de ne plus retourner à son travail parce qu’il en a déjà trouvé un autre, sans même prendre la peine d’en aviser son employeur et oublieux – ou ignorant – de l’information explicite que requiert la démission.

Document sans nom
  • le fait que tous les postes ne sont pas aisément substituables et que, par exemple, un ingénieur dans une centrale nucléaire ayant plusieurs années d’expérience ne se remplace pas du jour au lendemain, ce qui revient à dire que le nouvel empressement mis à le considérer comme démissionnaire ne serait pas justifié in concreto.

L’inconvénient, pour les entreprises, est que cela était porteur d’insécurité juridique et d’insécurité tout court quant à la réalisation des tâches matérielles du salarié absent.

Parfois, l’existence même de l’entreprise était menacée par la disparition subite d’un salarié occupant une position centrale dans la fabrication ou les ventes.

On le constate aisément : le débat était bien réel et chaque camp pouvait se prévaloir de tel ou tel exemple pour aller dans son sens.

II. Le modus operandi du nouveau principe

Afin de guider au mieux le lecteur, prenons un exemple courant : un cuisinier ne se manifeste plus pendant plusieurs jours après une petite altercation avec son responsable hiérarchique.

Précision :

J’ai déjà cité les cuisiniers plus haut car il se trouve que c’est un cas de figure où j’ai été amené, dans le régime antérieur, à conseiller un restaurateur.

Je suis donc au courant, de première main, de comment se sont concrètement passées les choses

Document sans nom

Le patron du restaurant est très embêté car il a besoin de son cuisinier pour préparer les repas.

Dans le régime précédent :

  • s’il ne faisait rien sur le plan juridique, la situation pouvait rapidement devenir très problématique pour la petite entreprise car le restaurant n’avait plus de plats à proposer à la clientèle ;
  • s’il prenait acte de la démission (cf. la notion de « prise d’acte de la rupture » et son régime jurisprudentiel), il risquait fort de voir cela requalifié en licenciement dans l’hypothèse où le salarié saisirait la juridiction prud’homale.

Le motif de cette requalification en licenciement étant que le salarié n’avait pas clairement et explicitement indiqué qu’il démissionnait.

Il restait alors à notre restaurateur deux autres options :

  • celle d’utiliser l’arsenal du « droit disciplinaire du travail », qui prévoit qu’une faute se constate dans un délai maximum de deux mois (sans quoi l’inaction de l’employeur annule la possibilité de se prévaloir de ladite faute) ;
  • celle de licencier (généralement pour « faute grave ») le salarié absent sans motif, sachant que, là aussi, en cas de contentieux, la juridiction prud’homale pouvait ne pas retenir la faute grave.

Concrètement, le restaurateur était tenté d’utiliser la voie disciplinaire, puis, sans réponse valable du salarié au sujet de son absence, de le licencier pour faute, le tout en recrutant en urgence un autre cuisinier.

Au vu de ces péripéties, et dans le but ouvertement énoncé d’aider les entreprises dans la gestion de leurs salariés, le gouvernement a choisi d’inverser le principe de la présomption de démission.

Le nouveau mécanisme est effectif depuis le 18 avril 2023.

Il procède du texte dit « marché du travail » qui est, plus précisément, la loi n° 2022-1598 du 21 décembre 2022 « portant mesures d’urgence relatives au fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi ».

On rappellera que cette disposition de la loi a passé l’étape de la censure du Conseil constitutionnel, qui l’a donc de facto validée.

L’on pourra néanmoins déplorer que la notion d’abandon de poste n’ait pas été définie par le législateur. En effet, lors des contentieux ultérieurs, il serait préférable que les juges puissent se référer à une définition afin de respecter au mieux l’esprit et le contenu de la norme.

On précisera que le volet législatif a été complété par un décret d’application, sans quoi le mécanisme n’aurait pas pu être mis en œuvre.

Ce volet réglementaire, qui a été attendu durant plusieurs semaines, est le décret n° 2023-275 du 17 avril 2023 sur la « mise en œuvre de la présomption de démission en cas d’abandon de poste volontaire du salarié ».

Désormais, au visa de l’article 1237-1-1 du Code du travail, l’employeur qui constate un abandon de poste a la possibilité (et non pas l’obligation) de mettre en demeure le salarié de reprendre le travail.

Généralement, les conventions collectives prévoient un délai de 48 heures sans nouvelles [id est : du salarié] pour permettre l’envoi d’une lettre de mise en demeure pour « absence injustifiée ».

A compter de la présentation de la lettre (une lettre recommandée avec avis de réception s’impose) le salarié a alors 15 jours calendaires pour se justifier ou bien reprendre son poste.

La notion de « jours calendaires » implique que tous les jours (y compris fériés ou non travaillés) sont pris en compte dans ces 15 jours.

A défaut, la démission sera nécessairement constatée et le salarié perdra les indemnités de chômage liées à une rupture du contrat de travail.

Au sujet du délai de 15 jours, il s’agit d’un délai minimal et l’employeur peut laisser plus de temps au salarié pour se justifier, mais cela semble une hypothèse d’école car tel n’est pas son intérêt.

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III. Les difficultés d’interprétation

Le ministère du travail, conscient que certains cas de figure n’étaient pas balisés ou peu compréhensibles, a ajouté un « questions-réponses » sur son site Internet… puis l’a retiré car il contenait des ratés et des incohérences avec le régime tout juste mis en place (cf. infra pour l’explicitation de l’incohérence).

Là aussi, les commentateurs se sont répandus en observations sarcastiques sur ce raté du ministère.

A ce jour, ledit « questions-réponses » n’a toujours pas été remis en ligne, ce qui témoigne du fait que son contenu était effectivement problématique.

C’est fort dommage car les entreprises ont besoin d’être guidées.

Pour schématiser, deux types de difficultés persistent.

La première est d’ordre juridique.

A défaut de disposer déjà de jurisprudence sur cette thématique, les spécialistes du droit social se sont interrogés sur le point de savoir si la démission présumée évince totalement la possibilité de licencier un salarié pour faute, ou bien si ce licenciement reste possible.

D’un côté, l’on argumente qu’en droit, les dispositions spéciales prévalent sur les règles générales, ce qui milite pour ne conserver que la nouvelle règle spécifiquement adoptée.

C’est ce que préconisait le « questions-réponses » diffusé par le ministère.

D’un autre côté, il semble absurde et infondé de condamner définitivement la voie du licenciement pour faute (grave), alors même qu’aucune disposition n’est venue rendre caduque cette option en cas d’abandon de poste.

Chacun pourra prendre un pari sur le sens futur de la jurisprudence mais, pour la très grande majorité des juristes de droit social, il n’y a aucune raison valable de dissuader l’employeur de continuer à utiliser l’arme du licenciement pour faute grave en cas d’abandon de poste.

En conséquence, en cas d’abandon de poste, la voie de la prise d’acte de la démission présumée n’est qu’un outil supplémentaire à la disposition de l’employeur, tout comme le sont les mesures disciplinaires et/ou le licenciement pour faute grave.

Le ministère du travail a de facto reconnu la justesse de cette interprétation puisqu’il ne diffuse plus son « questions-réponses »… qui disait l’inverse !

La deuxième est d’ordre économique.

L’on sait que le marché du travail se porte plutôt bien et que le taux de chômage se situe actuellement aux alentours de 7 % de la population active.

Or, dans les fameux « métiers sous tension », la tentation va être grande pour les salariés de quitter très rapidement une entreprise par le biais de la nouvelle procédure.

Certes, l’ancien régime créait déjà de l’incertitude.

Néanmoins, le nouveau se caractérise par une rapidité d’exécution qui ne fait pas forcément les affaires des entreprises peinant déjà à conserver et à fidéliser leurs salariés.

On serait alors en présence d’une sacrée ironie de l’histoire car, en fin de compte, ce nouveau dispositif serait très bénéfique pour les salariés demandés qui peuvent désormais aisément passer d’un employeur à un autre, sans même effectuer leur préavis prévu par la convention collective.

L’on objectera que le régime antérieur de l’abandon de poste permettait déjà une telle fuite de main d’œuvre : c’est exact mais ce serait méconnaître le fait que, pour toute une partie des salariés (et surtout les plus qualifiés d’entre eux et les plus intégrés au système économique et social), la procédure de l’abandon de poste n’était même pas imaginable sur le plan intellectuel (et fort peu glorieuse) tant elle dénote une grande désinvolture vis-à-vis de l’employeur et de la société en général.

Il existait aussi chez ces salariés une volonté d’effectuer le préavis, sauf s’ils en étaient dispensés par l’employeur. Or, cette notion de préavis en cas de démission disparaît…

Par voie de conséquence, l’un des effets pervers de la réforme est – en consacrant juridiquement ce mode de rupture du contrat de travail – de banaliser l’abandon de poste, ce qui va probablement enlever tout scrupule à celles et ceux qui n’imaginaient pas quitter leur entreprise « comme un voleur » pour utiliser une expression triviale mais fort claire.

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