Où en est-on après la décision n°2023-1079 QPC du 8 février 2024 du Conseil Constitutionnel sur les congés payés ?

La décision n°2023-1079 QPC du 8 février 2024 du Conseil Constitutionnel a suscité un vif intérêt dans le monde juridique, marquant un nouveau tournant dans le traitement des congés payés pour les salariés en arrêt maladie. Cet article explore l'évolution de cette problématique depuis l'adoption de la Directive européenne en 2003 jusqu'à la décision récente du Conseil Constitutionnel, mettant en lumière les implications et les défis rencontrés par les employeurs et les salariés.

Où en est-on après la décision n°2023-1079 QPC du 8 février 2024 du Conseil Constitutionnel sur les congés payés ?
Une décision clé du Conseil Constitutionnel sur les congés payés : de la Directive européenne à l'attente d'une nouvelle législation, les implications pour les employeurs et les salariés.

Directive 2003/88/CE : Un Cadre Européen pour les Congés Payés

Le 4 novembre 2003, le Conseil et le Parlement européens adoptaient une Directive concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail (DIRECTIVE 2003/88/CE) comportant un article 7 prévoyant que « les États membres prennent les mesures nécessaires pour que tout travailleur bénéficie d’un congé annuel payé d’au moins quatre semaines, conformément aux conditions d’obtention et d’octroi prévues par les législations et/ou pratiques nationales ».

Dans la mesure où il s’agissait d’une Directive, afin qu’elle soit applicable en droit français, il fallait qu’elle soit transposée (retranscrite dans notre Code du travail). Néanmoins la Cour de Justice de l’Union Européenne a précisé très tôt que dans tous les cas où des dispositions d’une directive apparaissent comme étant, du point de vue de leur contenu, inconditionnelles et suffisamment précises, ces dispositions peuvent être invoquées, à défaut de mesures d’application prises dans les délais, à l’encontre de toute disposition nationale non conforme à la directive (CJCE, arrêt du 19 janvier 1982, Becker, C-8/81, points 23 à 25).

La CJUE a estimé que l’article 7 de la Directive du 4 novembre 2003 était suffisamment précis pour être invoqué dans le cadre d’un litige national en cas de carence de l’État dans la transposition de ce texte (CJUE, arrêt du 24 novembre 2012, Dominguez, C-282/10, point 36).

La CJUE précise également que s’agissant de travailleurs en congé maladie dûment prescrit, le droit au congé annuel payé conféré par cette directive à tous les travailleurs ne peut être subordonné par un État membre à l’obligation d’avoir effectivement travaillé pendant la période de référence établie par ledit État (CJUE, 20 janvier 2009, C-350/06, Schultz-Hoff, point 41 ; CJUE 24 janvier 2012, C-282/10, Dominguez, point 20). En d’autres termes, pour la CJUE l’acquisition des 4 semaines de congés payés prévues par la Directive européenne de 2003 ne peut être subordonnée à l’existence d’un travail effectif (comme ce qui est prévu par le Code du travail).

La jurisprudence nationale : condamnation de Transdev

La Cour de cassation en prend donc acte et condamne la société Transdev a recrédité les 4 semaines de congés payés à un salarié en arrêt maladie dès 2016 (Cass. Soc, 22 juin 2016, n°15-20111 FS PBRI). Cet arrêt publié et commenté est intéressant car la règle posée par la CJUE est qu’une Directive non transposée peut être directement invoquée dans un litige entre un employeur « assimilé à l’Etat » et un salarié de droit privé. Or la Société Transdev est une Société de droit privé. Toutefois, la mission de transport public de voyageurs permet à la Cour de cassation d’assimiler la Société Transdev à une entreprise « publique » et donc de faire une application directe de la Directive afin de la condamner à recréditer les 4 semaines de congés payés à son salarié.

Le 2 mars 2022, la Cour de cassation réitère avec l’arrêt Semitag qui concerne les transports publics grenoblois (Cass. Soc, 2 mars 2022, n°20-22214 FD). A l’image de la Société Transdev, nous sommes également en présence d’une société privée assurant une mission de service publique, celle du transport de voyageurs. L’application de la Directive et la condamnation de l’entreprise en résultant ne faisaient pas beaucoup de doutes. Cet arrêt peu commenté avait pourtant le mérite de préciser un point important puisqu’il indiquait « qu’en cas d’impossibilité d’interpréter une réglementation nationale de manière à en assurer la conformité avec l’article 7 de la directive 2003/88/CE et l’article 31, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux, la juridiction nationale doit laisser ladite réglementation nationale inappliquée. La Cour de justice de l’Union européenne précise que cette obligation s’impose à la juridiction nationale en vertu de l’article 7 de la directive 2003/88/CE et de l’article 31, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux lorsque le litige oppose un bénéficiaire du droit à congé à un employeur ayant la qualité d’autorité publique et en vertu de la seconde de ces dispositions lorsque le litige oppose le bénéficiaire à un employeur ayant la qualité de particulier » (CJUE, arrêt du 6 novembre 2018, C-569/16 Stadt Wuppertal c/ Bauer et C-570/16 Willmeroth c/ Brossonn). En d’autres termes, la Cour de cassation explique de façon indirecte qu’elle condamnera désormais tant les employeurs privés que les employeurs assimilés à une autorité publique dès lors que le bon fondement juridique est invoqué à l’appui de la condamnation (article 7 de la Directive du4 novembre 2003 pour les employeurs « publics » et article 31 de la Charte des droits fondamentaux pour les employeurs « privés ».

Conséquences et attente d’une loi de mise en conformité

Dès le 2 mars 2022, on sent que la prochaine fois sera la « bonne » pour les salariés de droit privé et qu’il devient urgent que le législateur se saisisse du problème. Néanmoins face à l’inertie persistante du législateur, la Cour de cassation rend une série d’arrêts le 13 septembre 2023 condamnant les entreprises à créditer l’ensemble des congés payés (légaux et conventionnels) qui ne l’auraient pas été du fait du maladie professionnelle ou non professionnelle (Cass. Soc, 13 septembre 2023, n°22-17340 à 22-17342, n°22-17638, n°22-10529, n°22-11106). La grande « générosité » de ces arrêts tant sur le nombre de jours acquis que sur la potentielle durée de rétroactivité de l’acquisition (jusqu’en 2009) déclenche un séisme et une vague d’arrêts de Cours d’appel faisant une application stricte de la décision de la Cour de cassation (Voir par exemple un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 27 septembre 2023, RG n°21/01244 ou un autre de la Cour d’appel de Lyon du 26 janvier 2024, RG n° 20/05547).

Pourtant malgré les enjeux financiers potentiellement important, le Ministère du travail indique simplement « prendre acte de l’arrêt de la Cour de cassation » sans pour autant envisager des solutions rapides.

Attentes et évolutions législatives à venir

La Cour de cassation décide alors de pousser son raisonnement un peu plus loin en saisissant directement le Conseil Constitutionnel afin de lui demander si les dispositions litigieuses du Code du travail qui subordonnent l’acquisition des congés payés à l’existence d’un travail effectif est conforme à la Constitution.

La décision du Conseil était donc très attendue pour la suite.

Le moins qu’on puisse dire c’est que la réponse du Conseil constitutionnel est pour le moins laconique puisqu’il déclare qu’il « n’a pas un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. Il ne saurait rechercher si les objectifs que s’est assignés le législateur auraient pu être atteints par d’autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif visé. »

Il déclare donc que les dispositions du Code du travail ne sont pas contraires à la Constitution.

Il convient néanmoins de souligner que dans un arrêt du 15 avril 2015 la chambre sociale de la Cour de cassation a refusé de transmettre une QPC qui posait la question de la conformité de l’article L3141-3 du code du travail aux dispositions du 11e alinéa du préambule de la Constitution de 1946. Et, il convient également de reconnaître que rien n’a changé dans notre législation entre 2015 et 2023. Aussi, la Cour de cassation considérait en 2015 que la conformité du Code du travail à la Constitution ne faisait pas débat. Dans la mesure où le Conseil constitutionnel n’a jamais voulu regarder la conformité de notre législation à nos engagements européens, la décision de conformité semblait probable.

Pourtant la décision du Conseil constitutionnel ne change rien en définitive aux risques pesant sur les entreprises à ce stade. En effet, dans ses arrêts du 13 septembre, la Cour de cassation n’a pas condamné les entreprises pour non-respect de la Constitution mais pour non-respect de nos engagements européens. Ce non-respect de nos engagements européens étant, quant à lui, toujours d’actualité. Une censure des dispositions du Code du travail par le Conseil constitutionnel aurait renforcé la position de la Cour de cassation mais l’absence de censure ne la fragilise pas et laisse les employeurs face à leurs difficultés.

On a finalement accordé beaucoup d’importance à une décision dont la portée risquait de s’avérer limitée. L’absence de censure du Conseil constitutionnel permet au final au législateur d’établir une loi de mise en conformité de notre droit du travail « a  minima ». Là où une censure aurait imposé au législateur d’établir les mêmes droits en accident du travail et en maladie ainsi que les mêmes droits que le salarié soit présent à son poste ou absent pour cause de maladie, l’absence de censure permet au législateur d’établir un traitement différencié. La loi est attendue pour le printemps et il est probable qu’on y trouve le maintien de l’acquisition des 5 semaines de congés payés en accident du travail et maladie professionnelle pendant une période limitée, une acquisition limitée à 4 semaines en présence d’une maladie non professionnelle et un report de ces congés en cas d’absence de prise limité à une période comprise entre 13 et 18 mois.

Défis futurs et implications

Cette acquisition ne sera toutefois pas sans soulever des difficultés complémentaires lorsqu’elle sera mise en application puisque si le fait de créditer des congés payés représente un coût certain pour les entreprises, le fait de les accorder risque d’entraîner leur prise par les salariés et donc une suspension de leur arrêt de travail (pour prendre leurs congés) qui ne sera pas sans poser de difficultés en matière de droits à maintien de salaire et de prise en charge du « nouvel » arrêt, à l’issue de la prise des congés, par les organismes de prévoyance.

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Perspectives et enjeux

En définitive ces arrêts vont encore faire couler beaucoup d’encre et il est à craindre que la réponse du législateur se limite à la question des congés payés lorsque la Cour de cassation applique le droit européen issu de la Directive du 4 novembre 2003 dans d’autres domaines (voir notamment Cass. Soc, 7 février 2024, n°21-22809 sur le droit au repos ou Cass. Soc, 8 février 2023, n°21-19512 sur le forfait-jours).

Cette modification législative devient néanmoins urgente tant les juges du fond continuent de faire droit aux demandes des salariés, la Cour d’appel de Bordeaux venant même d’admettre que l’acquisition sur 3 ans des congés payés pouvait faire l’objet d’une demande en référé (CA Bordeaux, 7 février 2024, n°23/04292). En d’autres termes, pour la Cour d’Appel de Bordeaux, l’acquisition sur 3 ans de congés payés d’un salarié absent pour raison de santé ne soulève aucun débat sur le fond, aucune contestation sérieuse.

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