Laïcité dans la fonction publique : les dernières actualités

Pour la première fois, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE)1 s’est prononcée, le 28 novembre dernier, sur l’application du principe de laïcité au sein du service public2. Cet arrêt constitue une occasion de revenir sur la situation juridique des agents publics français face au principe de laïcité.

Laïcité dans la fonction publique : les dernières actualités

Dans cette affaire, une employée de commune en Belgique s’est vu interdire le port du foulard islamique sur son lieu de travail alors qu’elle exerçait des fonctions de chef de bureau, principalement sans contact avec les usagers. Dans la foulée, la commune a modifié son règlement de travail pour imposer à ses agents de respecter une stricte neutralité dite « exclusive » – par opposition à une neutralité « inclusive » – leur interdisant le port visible de tout signe révélant leurs convictions, notamment philosophiques ou religieuses, y compris s’ils ne sont pas en relation avec les administrés.

Saisi de l’affaire, le Tribunal du travail de Liège a interrogé la CJUE dans le cadre d’une question préjudicielle quant à l’interprétation des dispositions de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 établissant un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée notamment sur la religion ou les convictions.

La question était de savoir si l’article 2, paragraphe 2, sous a) et […] b), de la directive 2000/78 peut être interprété comme autorisant une administration publique à organiser un environnement administratif totalement neutre et partant à interdire le port de signes susceptibles de révéler des convictions religieuses à l’ensemble des membres du personnel, qu’ils soient ou non en contact direct avec le public ?

En réponse, la CJUE affirme d’abord la marge d’appréciation que doit se voir reconnaître chaque État membre, en l’absence de consensus, dans la conception de la neutralité du service public qu’il entend promouvoir sur le lieu de travail.

Elle en déduit que le choix, par une administration publique, d’une politique de « neutralité exclusive » peut être justifié, compte tenu du contexte qui est le sien, par la poursuite d’un objectif légitime.

De la même manière, peut être justifié le choix d’une autre administration publique, en faveur d’une autre politique de neutralité, telle qu’une autorisation générale et indifférenciée du port de signes visibles de convictions philosophiques ou religieuses, y compris dans les contacts avec les usagers, ou encore une interdiction du port de tels signes limités aux situations impliquant de tels contacts.

Pour autant, la Cour rappelle que la règle adoptée doit être apte, nécessaire et proportionnée au regard du contexte et compte tenu des différents droits et intérêts en présence.

La laïcité dans la fonction publique française

Cet arrêt, rendu après renvoi préjudiciel d’une juridiction Belge constitue une occasion de revenir sur la situation juridique des agents publics français face au principe de laïcité.

En droit interne le principe de laïcité est affirmé à l’article 1er de la Constitution de 1958 : « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances (…). »

En droit de la fonction publique spécifiquement, la laïcité n’apparaît explicitement dans les statuts que depuis la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires. Elle figure aujourd’hui à l’article L.121-2 du Code général de la fonction publique : « Dans l’exercice de ses fonctions, l’agent public est tenu à l’obligation de neutralité. Il exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. À ce titre il s’abstient notamment de manifester ses opinions religieuses. Il est formé à ce principe. L’agent public traite de façon égale toutes les personnes et respecte leur liberté de conscience et leur dignité. »

Si le principe de laïcité interdit à l’agent public de manifester ses opinions religieuses dans l’exercice de ses fonctions, il implique aussi qu’il « traite de façon égale toutes les personnes et respecte leur liberté de conscience et leur dignité. »

Une restriction à la liberté d’expression religieuse des agents publics dans l’exercice de leurs fonctions

Bien avant 2016, le Conseil d’État dans un avis du 3 mai 2000, Delle Marteaux (req. n° 217017), estimait que « le principe de laïcité fait obstacle à ce que [les agents publics] disposent, dans le cadre du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses ».

La Cour de cassation ajoutait que « les principes de neutralité et de laïcité sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé ». Un agent d’un organisme de Sécurité sociale est, par exemple, soumis à l’obligation de neutralité religieuse4.

Saisie par une ancienne aide-soignante dont le contrat n’avait pas été renouvelé parce qu’elle refusait d’ôter son voile pendant son service à l’hôpital, la Cour européenne des Droits de l’Homme a jugé en 2015 que l’interdiction du port du voile par les agents publics ne constitue pas une violation de l’article 9 de la Convention5.

La loi mentionne désormais expressément l’interdiction faite aux agents publics de manifester leurs opinions religieuses au titre du respect du principe de laïcité, corollaire de la neutralité du service. La méconnaissance de cette obligation constitue un manquement aux obligations professionnelles de l’agent et peut justifier le prononcé d’une sanction disciplinaire. Le juge administratif opère toutefois un contrôle de proportionnalité ente la faute et la sanction, tenant compte des circonstances telles que la nature des fonctions exercées, la réitération du manquement, le degré d’ostentation du signe d’appartenance religieuse, le port du signe au contact ou non avec le public…

Si le principe de laïcité s’applique à l’ensemble du service public, la question s’est posée pour les mères accompagnatrices des sorties scolaires. Le Conseil d’État avait estimé en 19936 que ces parents accompagnateurs étaient des collaborateurs occasionnels du service public et bénéficiaient du régime favorable de responsabilité sans faute de l’administration scolaire. Dans cette logique, des juges administratifs en 20137 ont estimé qu’une maman sollicitée par une école pour accompagner une sortie scolaire soit soumise au principe de neutralité du service public de l’éducation et ne puisse à ce titre porter un voile religieux durant la sortie. D’autres juges en 2015 ont considéré que cette notion juridique de « collaborateur occasionnel du service public » emporterait uniquement l’application d’un régime spécifique de responsabilité mais excluait la sujétion au principe de neutralité religieuse8.

Outre le port de signe d’appartenance religieuse, un agent public qui fait apparaître son adresse électronique professionnelle sur le site d’une association cultuelle peut être légalement sanctionné par son administration9.

La distribution par un agent public aux usagers de documents à caractère religieux à l’occasion de son service constitue une forme de prosélytisme passible de sanction10, y compris par l’utilisation d’outils numériques mis à sa disposition, ou de propos visant à diffuser ses convictions religieuses auprès des usagers et de ses collègues11.

Il est cependant impossible, sous couvert du principe de laïcité, de discriminer un agent au seul motif de son apparence physique ou de son appartenance religieuse. Le seul fait, par exemple de porter une barbe pour un agent public, quelle que soit sa taille, ne suffit pas pour caractériser la manifestation de convictions religieuses contraire aux principes de laïcité et de neutralité dans la fonction publique.

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  • Agir en tenant compte de la signification juridique de la laïcité et du devoir de réserve.
  • Appliquer, à destination des agents et des usagers, le principe de laïcité à l’appui des outils appropriés.
  • Prévenir, dans le cadre réglementaire, les situations de dérive.
  • Respecter, sans remettre en cause le principe de neutralité, les droits de l’agent au respect de sa confession.

Le droit des agents publics au respect de leur liberté d’opinion et de conscience

La neutralité et la laïcité du service public ne peuvent pas non plus conduire à la négation de la liberté d’opinion et de conscience protégée par l’article 10 de la Déclaration de 1789 pour tous citoyens.

Ce principe interdit toute discrimination fondée sur les opinions ou convictions religieuses dans le recrutement et la gestion de carrière des agents publics.

S’agissant du recrutement, le Conseil d’État a notamment annulé le refus de concourir opposé à une candidate au motif soit qu’elle avait étudié dans un pensionnat religieux12, soit qu’elle était de confession catholique13, ou encore les sanctions prises en raison d’activités religieuses pourtant menées hors du cadre professionnel14. Si de tels comportements aussi grossièrement discriminatoires disparaissent progressivement des juridictions la vigilance reste de mise : le juge administratif a ainsi récemment annulé un concours à l’occasion duquel le jury avait posé à un candidat des questions portant sur son origine et ses pratiques confessionnelles15.

La question s’est posée quant à l’accès des ministres du culte à la fonction publique de l’enseignement. Ici la solution diffère selon le niveau d’enseignement. L’article 141-5 du Code de l’éducation dispose : « Dans les établissements du premier degré publics, l’enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque ».

Pour l’enseignement du second degré, et en l’absence de texte, le Conseil d’État a finalement admis qu’il n’y avait pas d’incompatibilité de principe entre le sacerdoce et les fonctions enseignantes sous réserve du respect de la laïcité et de non-cumul de rémunération16. Il ne devra ni arborer de signe religieux distinctif17, ni faire preuve publiquement de prosélytisme dans l’exercice de la fonction enseignante. De la même façon, l’ordination d’un enseignant en qualité de diacre lui confère l’état clérical. Accédant au diaconat, il ne pourra plus être professeur des écoles mais pourra continuer à enseigner dans le second degré dans les conditions de neutralité sus-évoquées.

Pour l’enseignement supérieur, aucune incompatibilité n’existe. Les principes de neutralité et de laïcité ne s’opposent donc pas, par exemple, à l’éligibilité d’un prêtre, professeur des universités en théologie catholique, en qualité de président d’université18.

S’agissant de la gestion de carrière, dans cette logique de respect des convictions religieuses des agents, des autorisations d’absence pour motifs confessionnels peuvent être octroyées. Le juge considère « que l’institution par la loi de fêtes légales ne fait pas, en elle-même, obstacle à ce que, sous réserve des nécessités du fonctionnement normal du service, des autorisations d’absence soient accordées
à des agents publics pour participer à d’autres fêtes religieuses correspondant à leur confession.
 »19

Le sens et la portée des dispositions législatives consacrant la laïcité du service public ont été précisés par la circulaire du 17 mars 2017 qui, pour renforcer « la culture de la laïcité dans la fonction publique », a prévu la mise en place d›un référent laïcité dans chaque administration, chargé d’accompagner les agents publics et les encadrants dans l›exercice de leurs fonctions en matière de laïcité.

Comme le préconisait expressément la circulaire, les fonctions de référents laïcité ont souvent été confiées aux référents déontologues qui venaient de voir le jour avec la loi du 20 avril 2016. Le référent laïcité a ensuite vu son existence consacrée par la loi du 24 août 2021.

Aujourd’hui, les administrations sont tenues de désigner un référent laïcité, chargé d’apporter tout conseil utile au respect du principe de laïcité à tout agent public ou chef de service qui le consulte. Chaque année, le 9 décembre, jour anniversaire de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, il organise une journée laïcité (Art. L.124-2 CGFP).

Il dresse un rapport annuel d’activité faisant l’état des lieux de l’application du principe de laïcité, des manquements constatés dans le service et de l’ensemble des actions menées durant l’année. Une synthèse de ce rapport est adressée aux membres du comité social ainsi qu’au préfet ou à l’ARS selon le versant concerné.21


Références :

  1. La CJUE est chargée d’assurer le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités. Composée d’autant de juges que d’États membres et de 11 avocats généraux, nommés d’un commun accord par les États et indépendants, la Cour a de nombreuses compétences (elle peut, par ex., annuler un acte du Conseil ou de la Commission, constater le manquement par un État à l’une des obligations lui incombant, interpréter, sur renvoi préjudiciel des juridictions nationales, les traités et actes de droit dérivé…). Rendant environ 800 arrêts par an, la Cour qui siège à Luxembourg est devenue une sorte de Cour suprême européenne, surtout du fait du renvoi préjudiciel (plus de 500 affaires par an) ; par ailleurs, elle statue souvent à la manière d’un juge constitutionnel dans le contentieux opposant les États aux institutions de l’Union ou celles-ci entre elles. Elle a exercé un rôle moteur dans la construction européenne par une interprétation souvent extensive des compétences de l’Union et par l’unité assurée au droit de l’Union.
  2. CJUE, 28 novembre 2023, n°C-148/22
  3. Les arrêts interprétatifs de la Cour de Justice de l’Union européenne, saisie par renvoi préjudiciel d’une juridiction nationale, ont force obligatoire à l’égard de cette juridiction et, au-delà, à l’égard de toutes les autres juridictions nationales appelées à faire application des règles interprétées.
  4. Soc., 19 mars 2013, n° 12-11690, Mme X. c/ CPAM de Seine-St-Denis
  5. CEDH, 26 novembre 2015, Ebrahimian c. France, n° 64846/11
  6. CE Sect. 15 janv. 1993, 63044 66929
  7. TA Montreuil, 22 nov. 2011, req. n° 1012015
  8. TA Nice, 9 juin 2015, req. n° 1305386
  9. CE, 15 octobre 2003, n° 244428
  10. CE, 19 février 2009, n° 311633
  11. CAA de Versailles, 30 juin 2016, n° 15VE00140
  12. CE 25 juill. 1939, Dlle Beis, Lebon 524
  13. CE 8 –. 1948, Dlle Pasteau, Lebon 463 ; CE 4 mai 1948, Connet
  14. CE 28 avr. 1938, Dlle Weiss, Lebon 379 ; CE 3 mars 1950, Dlle Jamet, Lebon 247
  15. CE 10 avr. 2009, n° 311888
  16. CE, avis, 21 sept. 1972 concernant l’illégalité du refus opposé à la candidature d’un ecclésiastique au concours d’agrégation d’anglais, pour être affecté dans un établissement privé d’enseignement sous contrat
  17. CE, avis, 3 mai 2000, Melle Marteaux
  18. TA Strasbourg, 14 déc. 2017, req. n° 1703016
  19. CE 12 févr. 1997, Delle Henny, Lebon ; CAA Paris, 22 mars 2001, Crouzat, req. n° 99PA02621
  20. Loi n° 2021-1109 du 24 août 2021
  21. Décret n° 2021-1802 relatif au référent laïcité dans la Fonction Publique.

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