Partager la publication "Slack, Microsoft Teams et WhatsApp : les nouveaux lieux du harcèlement au travail ?"

1. Comment ces outils numériques facilitent-ils les dérives ?
Plusieurs caractéristiques propres aux outils numériques les rendent particulièrement problématiques sur le plan du cyberharcèlement avec :
- La traçabilité des messages et la permanence de connexion. L’intensité, la régularité et la diffusion facilitée des messages peuvent transformer un conflit ponctuel en un harcèlement durable et massivement partagé.
- L’accessibilité permanente. Un tel outil numérique est accessible à distance, en télétravail, le soir et le week-end en dehors des heures de travail. Cette accessibilité facilitée aux messages professionnels floute les frontières entre la vie privée et la vie professionnelle.
- Une possible ambiguïté dans le statut des messages. Dans beaucoup d’entreprises, la distinction entre « message professionnel » et « message personnel » n’est pas toujours claire, voire inexistante. Ce constat pose des questions en matière de respect de la vie privée, de droit à la preuve et de sanction disciplinaire.
- Effet de groupe et pression sociale. Les groupes (canaux, chats collectifs, groupes WhatsApp, etc.) peuvent servir à isoler, harceler, intimider ou exclure un salarié. En pratique, il s’agit d’un phénomène difficile à détecter s’il reste discret ou déguisé en humour.
Les messages trop agressifs ou trop répétitifs en dehors des heures de travail peuvent ainsi basculer progressivement vers une forme avérée de cyberharcèlement de la part de collègues ou de managers.
2. Quelle responsabilité pour l’employeur ?
A. L’obligation générale de prévention et le devoir de sécurité
Le Code du travail impose à l’employeur une obligation de prévention des risques professionnels, ce qui inclut la lutte contre le harcèlement moral (art. L4121-1 du Code du travail).
Ce dernier doit informer les salariés sur les conséquences de tels actes et mettre en place des mesures pour repérer et faire cesser rapidement tout acte de harcèlement porté à sa connaissance.
Aujourd’hui — avec la généralisation du travail hybride et des outils numériques — cette obligation s’étend aux espaces de communication digitale mis à disposition des salariés (chats, messageries, applications…).
B. Les obligations liées au numérique : sensibilisation, charte d’usage et modération
Avec l’utilisation massive des outils numériques au sein des entreprises — tous secteurs d’activité confondus — les responsabilités de l’employeur se sont progressivement élargies :
- L’employeur doit mettre en place des systèmes de détection précoce de comportements harcelants ;
- L’employeur est fortement incité à établir au sein de l’entreprise une charte d’usage des outils numériques internes (messagerie, chats, stockage de données, etc.), précisant ce qui est autorisé et interdit (les règles en matière de respect de la vie privée, les conséquences disciplinaires applicables au regard de l’article L. 1152-5 du Code du travail…) ;
- L’employeur doit garantir un cadre clair concernant l’usage des outils numériques en informant les salariés que ces outils mis à disposition restent sous le contrôle de l’entreprise et que les données générées peuvent être consultées puis archivées… tout en respectant les limites posées par le droit à la vie privée et le secret des correspondances.
C. La responsabilité engagée de l’employeur en cas d’inaction
En droit français, l’employeur est tenu à une obligation générale de sécurité et de protection de la santé physique et mentale de ses salariés prévue par l’article L. 4121-1 du Code du travail.
Dans ce cadre, l’absence de charte ou de politique interne claire régissant l’usage des outils numériques ainsi que l’absence de dispositif de prévention ou d’action suite à un signalement peuvent être retenues contre l’employeur.
3. Comment démontrer un harcèlement via Slack/WhatsApp / Teams ?
L’une des caractéristiques du cyberharcèlement est la trace écrite qu’il laisse. Cependant, ces éléments de preuve ne sont pas automatiquement recevables dans une procédure judiciaire. Le contexte juridique, le statut des messages et la légitimité des moyens d’obtention sont pris en compte.
A. Messagerie professionnelle vs personnelle : l’enjeu de la confidentialité
Concrètement, au vu de la jurisprudence actuelle :
- Si la messagerie est utilisée dans le cadre de l’entreprise (outil mis à disposition, Slack/Teams de l’entreprise, serveur interne…), les messages sont présumés professionnels, sauf s’ils sont explicitement identifiés comme « personnels » ou « privés » par le salarié.
- Si un salarié utilise une messagerie personnelle (compte personnel, application non mise à disposition par l’entreprise), ce contenu relève du secret des correspondances. L’employeur ne peut ni consulter ni utiliser ces échanges en justice, sauf exception stricte.
La recevabilité d’un élément de preuve dans le cadre d’un cyberharcèlement dépend donc de la nature de l’outil utilisé ainsi que de l’intitulé de l’objet des messages.
B. Les preuves acceptables : captures d’écran, historiques, relevés, témoignages
Dans le contexte du cyberharcèlement, les modes de preuve susceptibles d’être acceptés dans une procédure judiciaire sont :
- les captures d’écran de conversations sur les messageries mises à disposition par l’entreprise (canaux, groupes, échanges privés) ;
- l’export d’historique de chat si l’entreprise le permet ;
- les témoignages d’autres salariés ;
- les relevés de connexion (horaire, fréquence, participants) si le harcèlement est systématique ;
- les éléments contextuels (exclusion des groupes, isolement, refus d’accès à des infos/projets…).
Bon à savoir : Pour renforcer la force probante d’un élément de preuve, un salarié victime de harcèlement ou un employeur souhaitant faire reconnaître des actes de harcèlement au sein de son entreprise peuvent demander un constat de commissaire de justice.
C. Les limites : droit à la vie privée et secret des correspondances
Même si la traçabilité des messages est possible, un employeur ne peut pas exploiter en toute liberté des données numériques. La surveillance numérique doit rester proportionnée, justifiée et transparente à l’égard des salariés (ex. : information claire et précise des données consultables dans la charte numérique).
De plus, les messages issus d’une messagerie personnelle (compte privé, application perso) restent protégés. Leur production comme élément de preuve n’est pas recevable en temps normal. Les rares exceptions à ce principe admises par la jurisprudence actuelle concernent la production d’éléments de preuve jugée « indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi » (Cour de cassation, ch. soc., 26 févr. 2025, n° 22-24.474).
4. Peut-on sanctionner un message envoyé en dehors des heures de travail ?
A. Le respect du droit à la déconnexion
L’obligation de sécurité qui incombe à tout employeur comprend la lutte contre les actes de harcèlement qui interviennent ou non pendant les heures de travail, tant que le lien avec l’entreprise est établi.
Dans une affaire jugée en 2025, la Cour d’appel de Paris a ainsi reconnu l’existence d’un harcèlement moral en retenant comme éléments de preuve des e-mails agressifs envoyés aux salariés, certains au milieu de la nuit dans l’irrespect du droit à la déconnexion (CA Paris, 3 avr. 2025, n° 23/07018).
B. Les critères de recevabilité : pertinence, proportionnalité et lien avec le travail
Toute sanction ou mesure disciplinaire fondée sur des messages envoyés en dehors du temps de travail doit s’appuyer sur plusieurs critères :
- le message doit avoir un lien direct avec la relation de travail ;
- l’employeur doit avoir accès légalement aux messages (outils de l’entreprise, message à caractère professionnel…) ;
- la sanction doit être proportionnée à la gravité des faits et respecter les droits du salarié (causes de la sanction, respect du principe du contradictoire).
Par conséquent, un simple échange peu cordial en dehors des heures de travail et sans lien direct avec le travail ne justifie pas nécessairement une sanction de la part de l’employeur.
5. Jurisprudences récentes : une clarification des obligations
A. Management et cyberharcèlement : où est la limite ?
Dans une décision du 28 janvier 2015, la Cour de cassation a reconnu le harcèlement moral d’un salarié ayant reçu des courriels dévalorisants et grossiers de son supérieur. L’impact de ces messages sur la santé du salarié a été attesté médicalement. Les juges ont ici examiné attentivement le ton, la répétition et le contexte des messages. (Cass. soc., 28 janv. 2015, n° 13-22.378)
Cet arrêt rappelle que des pratiques managériales peuvent devenir fautives lorsqu’elles génèrent une souffrance au travail, notamment par l’usage inapproprié des outils numériques.
B. La preuve du cyberharcèlement
Dans un arrêt du 2 mars 2022, la Cour de cassation a rappelé que les écrits rédigés par la victime elle-même ne peuvent pas être écartés au seul motif qu’elle en est l’auteur. Le juge doit en examiner le contenu, car le harcèlement constitue un fait juridique et non un acte juridique (Cass. soc., 2 mars 2022, n° 20-16.440, inédit).
Ainsi, dans les situations de cyberharcèlement, les écrits et messages de la victime peuvent être retenus comme éléments de preuve, dès lors qu’ils s’inscrivent dans un ensemble cohérent d’indices.
6. Prévention du risque de cyberharcèlement : 4 pratiques pour les responsables RH
À la lumière des enjeux exposés, voici quelques recommandations pour les dirigeants d’entreprise et leurs responsables RH, afin de mieux encadrer l’usage de ces outils numériques collaboratifs.
A. Mettre en place une charte d’usage des outils numériques
Mettre en place une charte d’usage des outils numériques permet de prévenir les dérives et de poser un cadre clair pour tous les utilisateurs.
Cette charte doit notamment définir :
- ce qui relève de l’usage professionnel ;
- ce qui est toléré ou interdit comme propos ;
- les règles de confidentialité et de respect de la vie privée ;
- les sanctions disciplinaires en cas d’abus.
B. Informer et sensibiliser les salariés
La prévention face au cyberharcèlement peut prendre la forme de formations régulières sur les notions de :
- cyberharcèlement ;
- droit à la vie privée ;
- limites de l’humour ;
- bon usage professionnel des messageries et réseaux internes ;
- la responsabilité des utilisateurs et les possibles peines encourues dans le cas d’un cyberharcèlement avéré.
Des ateliers peuvent également être organisés, afin de tester les interprétations possibles de différents messages selon la sensibilité et l’expérience de chacun.
Votre formation Intra sur ce thème
CONDUIRE UNE ENQUETE INTERNE POUR HARCÈLEMENT MORAL OU SEXUEL
1 jour – En présentiel ou à distance
- Définir les étapes clé de l’enquête interne.
- Mesurer les enjeux systémiques de la situation.
- Conduire l’entretien avec les différentes parties (posture et contenu).
- Faire l’analyse des entretiens au regard de la définition légale du harcèlement moral et sexuel.
- Rédiger un compte rendu d’enquête.
C. Instaurer un dispositif de signalement interne fiable et confidentiel
Pour prévenir ou faire cesser rapidement tout acte de harcèlement en ligne, les employeurs peuvent créer des canaux identifiés pour recevoir d’éventuelles plaintes de manière à sécuriser la victime (ex. : référent harcèlement, adresse mail dédiée, procédure interne formalisée…). Ce type de procédure d’alerte doit garantir la protection des victimes et des témoins contre toute forme de représailles.
Selon les faits rapportés, un employeur doit également garantir la traçabilité des démarches engagées et conduire une enquête interne impartiale (ex. : auditions, analyse des échanges numériques, respect de la confidentialité…).
Bon à savoir : Destinée aux employeurs, RH et managers, la formation « Conduire une enquête interne pour harcèlement moral ou sexuel » proposée par Gereso présente les étapes clés pour réaliser une enquête interne en cas de signalement de harcèlement moral ou sexuel. Elle permet de sécuriser la procédure, d’adopter une posture adaptée lors des entretiens et de répondre aux obligations légales en matière de prévention et de traitement des alertes.
D. Appliquer une surveillance proportionnée et transparente
Lorsqu’une entreprise met en place un contrôle des échanges numériques, celui-ci doit être strictement proportionné, justifié et transparent.
Les salariés doivent être clairement informés des modalités de contrôle (outils concernés, finalité du contrôle, durée de conservation des données…).
L’employeur doit également garantir le respect du secret des correspondances, lorsqu’il s’applique, ainsi que le respect du RGPD.
La question n’est donc plus « Faut-il interdire Slack/WhatsApp ? », mais « Comment encadrer leur usage pour protéger les salariés et prévenir les dérives ? »
Pour les dirigeants d’entreprise et les responsables RH, encadrer ces outils n’est plus une option. C’est devenu aujourd’hui une condition essentielle de prévention des risques, de protection des salariés et de sécurisation juridique de l’entreprise.



